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Robert Chantin, mars 2001

dimanche 19 septembre 2004, par Annette LEFEBVRE

Impressions de Petersbourg

Du 25 février au 9 mars 2001, 24 élèves de l’option russe du lycée Pontus de Thiard de Chalon, encadrés par trois professeurs, Annette Lefebvre, professeur de russe, Colette Griffon, professeur de physique et Robert Chantin professeur d’histoire, et accompagnés de 9 adultes " hôtes payants ", ont eu l’occasion de séjourner dans des familles russes de l’ancienne capitale des tsars et de la Révolution de 1917. Le lycée étant jumelé avec l’école 505 de la ville, spécialisée dans l’étude du français, les élèves étaient accueillis dans les familles de leurs correspondants.

Les notes qui suivent sont une suite d’observations, de perceptions, d’impressions rapportées d’un séjour passionnant. Il serait absurde de prétendre tout comprendre en douze jours de la complexité de la situation du pays, et ce qui suit a inévitablement une dimension partielle et subjective.

LES GENS

Chacun d’entre nous, adultes comme élèves, a pu apprécier l’extrême cordialité de l’accueil de nos hôtes, leur souci permanent d’aider à résoudre les problèmes matériels - notamment de transports dans cette ville immense et où les élèves de l’école 505 sont très dispersés -, ainsi que leur qualité d’écoute. Des liens forts furent noués, qui seront réactivés avec grand plaisir lors de l’échange retour, à Chalon, en octobre 2001.

Au-delà de ceux avec qui nous étions en contact direct, nous avons pu constater l’image très positive de la France chez nombre d’habitants de Pétersbourg. Bien souvent, en divers lieux publics, transports, cafés, musées, nous pûmes lier des bribes de conversation avec des gens ravis de nous entendre parler la langue de Molière. Il semble bien que cette image particulière soit en grande partie enracinée dans une histoire perçue comme partagée. La Résistance au nazisme, le refus de la France gaullienne de n’être qu’un affidé des Etats-Unis ont manifestement laissé des traces positives, tout comme une lointaine tradition d’échanges culturels. Un de nos hôtes ne me confia-t-il pas : " Nous faisons du business avec les Américains et les Allemands, mais c’est la France que nous aimons ! "…

Le contact avec l’école fut pour beaucoup d’entre nous l’occasion d’étonnement. Notre établissement d’accueil intègre l’ensemble du primaire et du secondaire. Notre visite nous fit ainsi découvrir des classes de charmants bambins, avec des fillettes en robe bleu nuit, ornée de parements blancs, couleur des " chouchous " couronnant leur chevelure blonde, et des garçons en costume strict d’un gris sévère, tous ravis de chanter en chœur ou de réciter un poème en français, mais aussi des classes de lycéens tout à fait proches des nôtres par leurs tenues vestimentaires comme leur comportement, et dans les couloirs des groupes bruyants et agités de galopins de l’âge de nos collégiens. Dans des locaux d’une propreté minutieuse, nous ne vîmes que des professeurs femmes, le niveau des salaires (environ 2/3 de notre SMIC, en parité de pouvoir d’achat, d’où un recours massif aux cours particuliers) étant dissuasif pour ceux qui se considèrent encore comme les " chefs de famille ". Enfin à noter, à l’image de tous les services publics, la présence importante de gens assez âgés, assurant des tâches de surveillance : femmes affectées aux vestiaires des élèves, gardien du hall de l’école. Nous sommes probablement là dans des survivances du système soviétique où l’Etat omniprésent assurait le plein emploi et l’encadrement social par la prolifération de fonctions que " nos " critères de productivité ont depuis longtemps fait disparaître.

Notre séjour fut par ailleurs pour certains l’occasion de rencontres étonnantes. Il en fut ainsi de " Lucie ", en réalité Lioudmila. Cette femme de 73 ans fut raflée en 1941, à l’âge de 13 ans –mais elle en paraissait 18-, par l’armée allemande et travailla pendant quatre ans dans une usine de guerre, aux côtés de Français déportés qui l’avaient affublée affectueusement de ce prénom bien " de chez nous ". De cette épisode douloureux, elle garde une image émerveillée, fortement idéalisée, de Français dont elle a pu constater qu’au camp ils étaient les seuls à être solidaires, entre eux comme avec les Russes encore plus maltraités que les autres nationalités. Véritable boule d’énergie et de volonté – n’étaient-ce pas les qualités nécessaires pour survivre aux bagnes nazis ? -, " Lucie " dégage une formidable chaleur humaine associée à une autorité sourcilleuse avec le souci de tout régenter. Elle concentre ce qui semble bien être les qualités de ces femmes russes, qui en plusieurs circonstances, guerre ou dévastation économique, ont su, savent encore, assumer le quotidien. Avec son mari Piotr, ancien combattant d’un siège qui vit Léningrad résister 900 jours à une armée allemande chargée de faire disparaître la ville de la Révolution de 1917, elle fournit une bonne part de la nourriture de la famille par la production de conserves de fruits et légumes, à la "datcha", petite propriété à la campagne. Cette économie domestique, assurée soit par la génération des anciens, soit par les plus jeunes pendant les vacances ou week-ends, continue à assurer une part décisive de la ration alimentaire des familles. Nous avons ainsi eu droit aux jus de fruits, confitures, fruits confits, concombres, tomates, plats cuisinés, choux fermentés, tous fort bons, tous produits de l’année 2000.

LA VILLE

Ce qui frappe d’emblée, c’est l’immensité. Pour accéder au centre, il faut traverser d’immenses quartiers d’habitat collectif, en tous points identiques aux nôtres, à cette différence près que le bâti est beaucoup plus aéré par de vastes espaces nus comme par des percées routières très larges. Si l’on en juge par l’entassement dans les transports collectifs, bus, trolley, tram, métro, une partie significative des 5 millions d’habitants de la ville converge le matin vers le centre. L’état de ces moyens de transport est d’ailleurs révélateur du délabrement des services publics. La plupart des véhicules, avouant facilement 3 ou 4 décennies de service, sont dans un triste état. Ils sont la manifestation d’un double phénomène : le début, dès les années 70, d’un ralentissement économique, premier signe de l’incapacité d’une économie étatisée et administrée à assurer un réel développement, auquel ont succédé les effets brutaux d’une transition post-communiste où l’Etat et les municipalités n’ont plus les moyens ou la volonté politique d’assurer à la population des services de qualité.

Ce qui est le quotidien des habitants ne fut pour nous que la (re)découverte qu’il existe par le monde bien des situations difficiles, et ne saurait atténuer l’émerveillement devant la richesse du patrimoine architectural et intellectuel d’une ville qui voulut être, fut et reste la porte ouverte du monde russe vers l’Ouest. Se dressent là , sous nos yeux éblouis, les œuvres d’architectes, artistes italiens, français ou britanniques que les tsars successifs utilisèrent, de 1703 au 19e siècle pour édifier celle qui se veut la " Venise du Nord ", appellation en rien usurpée, tant par la palette des couleurs des façades que par le réseau de canaux qui la quadrille. Toute l’histoire architecturale de trois siècles est ici présente, baroque, classique, style empire et même l’art nouveau du début du 20e siècle. Les visites des palais, églises, musées, dont le prestigieux Ermitage, ont alterné avec celles de lieux plus intimes comme les appartements de Pouchkine, Dostoïevski ou de la poétesse Anna Akhmatova, transformés en musées. Les amateurs de peinture du 20e siècle eurent la chance de découvrir une exposition temporaire consacrée à Malévitch dont l’œuvre s’inscrit au cœur des différents courants de la peinture du siècle passé.

Nos hôtes nous offrirent trois spectacles, un ballet classique au théâtre Mariinski (le célèbre Kirov ayant retrouvé son appellation initiale), l’une des plus belles salles de ballet au monde, un concert classique et un spectacle de music-hall.

DIFFICULTE D’UN BILAN POLITIQUE DU PASSE COMMUNISTE

Manifestement, les Russes, confrontés aux bouleversements brutaux de l’effondrement de l’empire soviétique et de la dislocation économique et sociale, ont bien de la difficulté à examiner le passé et identifier ce qui les mena à la situation actuelle.

Néanmoins, il est un événement qui semble faire consensus. Il s’agit du siège subi par la ville pendant 900 jours, d’août 1941 à fin janvier1944. Siège terrible qui fit près d’un million de morts et laissa la ville dévastée par les bombardements. Un moment émouvant fut la visite du " Monument aux héroïques défenseurs de Léningrad ". Dévoilé en 1975, pour le 30e anniversaire de la victoire sur l’Allemagne nazie, il forme l’ultime maillon d’une " Ceinture verte de la Gloire " de 250 km, jalonnée de monuments, plaques et petits mémoriaux tout au long de ce qui fut la ligne de front pendant le siège. Là, ce sont les combattants, militaires comme civils, hommes et femmes, qui sont célébrés. La plaquette officielle du monument affirme : " Après avoir supporté un siège de 900 jours mené par l’Allemagne nazie, la ville devint le symbole du courage sans précédent des peuples soviétiques pour les générations d’après-guerre du monde entier ". C’est bien l’héroïsme, le courage et la détermination qui sont ici célébrés, et non les victimes. Le combat mené est celui de la défense de la patrie et de la lutte antinazie. Au centre d’une immense place circulaire, le monument est constitué en surface d’une obélisque de 48 m portant pour seule inscription les dates 1941-1945. Il est entouré de statues figurant tous les acteurs unis dans la défense de la ville. La partie souterraine est principalement constituée d’une vaste salle rectangulaire, entourée de 900 flambeaux symbolisant la durée du siège. Sur deux côtés opposés deux immenses mosaïques représentent, dans un style en rupture avec le réalisme socialisme des temps staliniens, d’une grande force émotionnelle et d’une rare qualité esthétique, d’un côté la guerre, de l’autre la joie de la victoire. Au sol, 12 vitrines présentent des objets de la guerre et de la vie quotidienne, dont le violon que Dimitri Chostakovitch utilisa pour composer sa 7e symphonie dite " de Léningrad " composée en salut aux assiégés. Dans la salle, entre des extraits de cette symphonie, le temps est rythmé, comme pendant le siège, par un métronome. Il s’agissait alors, par cette pulsation régulière, de matérialiser les battements du cœur d’une ville qui, dans les souterrains, dans les abris, dans les couloirs d’un métro inachevé, fabriquait les armes de la victoire. Un film d’images tournées pendant le siège nous est proposé, sans commentaire. Nul pathos dans tout cela, nulle invitation à associer l’événement à toute une chaîne de drames historiques (comme le font " nos " mémoriaux, à Vassieux-en-Vercors ou Oradour par exemple, noyant la spécificité des situations dans une lamentation intemporelle sur une violence universelle). A Pétersbourg, l’événement surgit, dans sa singularité, dans son unicité, en sa signification irréductible. C’est alors l’occasion de rappeler qu’ici, comme dans les plaines de Russie et d’Ukraine, la Wermacht eut l’échine brisée par une Armée rouge dont le courage et la pugnacité contribua probablement à rapprocher le terme du conflit de deux bonnes années. Hors de toute considération sur le régime stalinien, il y a là l’occasion de saluer un peuple ami.

Sur le reste de l’histoire du pays, nos hôtes russes expriment une grande incertitude. Le rejet massif du passé communiste va de pair avec une difficulté à identifier, hormis l’absence de liberté et les privilèges de la nomenklatura, ce qui fit la ruine de l’URSS. Balancés entre nostalgies pré-révolutionnaires et séduction des mirages libéraux, les Russes semblent bien désarmés pour formuler une vision cohérente de l’avenir.

PRESENT DECOMPOSE ET AVENIR INCERTAIN

Plus que la dégradation matérielle des services publics, c’est la misère de masse qui frappe. Files de vieilles femmes en haillons, quêtant quelque menue monnaie au long des grandes avenues ou devant les églises, litanies de femmes de tous âges, figées comme des statues contre les murs, tenant dans chaque bras un cintre portant quelques vêtements, cousus ou tricotés à la maison, lieux de vente de cigarettes, sucreries diverses…Ce sont les retraités qui manifestement sont parmi les plus touchés. Après avoir beaucoup travaillé et épargné parce qu’il n’y avait pas grand-chose à consommer, ils sont désormais ruinés par l’effondrement du rouble, alors que les magasins regorgent de victuailles et marchandises de luxe.

Si beaucoup ont pu supporter le choc par un repli sur une économie familiale, avec recours massif aux conserves, que dire de ceux qui n’avaient pas cette fameuse datcha à la campagne, objet de tant de sollicitude ?

A cette dimension terrible d’une véritable dévastation sociale s’opposent les marques visibles d’une Russie qui s’enrichit, intégrée dans une économie ouverte, ou pire, mais comment le savoir, dans des activités allant au-delà de la loi. Le phénomène " nouveaux riches " est tout aussi perceptible que la misère.

De tout cela procède une bien compréhensible difficulté à penser l’avenir de façon cohérente et collective. Manifestement, pour beaucoup, cet avenir s’inscrit en termes d’espoir ou de projet individuel. L’état des lieux comme le rejet du passé soviétique rendent inévitable ce repli sur la sphère privée et sur l’individu.

Ceci ne constitue que quelques parcelles de tout ce que nous pûmes découvrir à Pétersbourg. C’est dire la richesse d’un tel échange.

Et pour finir, comme si la nature se mettait à l’unisson, le décollage se fit par temps clair, occasion d’une ultime vision de la ville. Notre phase d’approche de l’aérodrome de Lyon-Saint-Exupéry fut saluée par une brève éclaircie, faisant des Dombes une superbe mosaïque de vert cru (blé en herbe), brun (labours) et vert sombre (étangs), alors que le soleil éclairait d’or les premières parois du Bugey. Que de souvenirs !